L’un des défis auxquels nous sommes confronté.e.s en tant que discipline est le fossé linguistique qui existe entre les historien.ne.s francophones et anglophones au Canada. Dans un essai publié sur cette question en 2009, Magda Fahrni encourageait les historiens du Canada à s’intéresser à l’histoire particulière du Québec.. Que pouvons-nous apprendre des revues historiques, des équipes de recherche et des institutions patrimoniales qui ont réussi à franchir le fossé linguistique ? Comment la SHC pourrait-elle créer davantage de liens entre les historien.ne.s francophones et anglophones ?
Le lundi 21 novembre 2022, huit historiens bilingues canadiens d’exception se sont réunis virtuellement pour discuter autour du thème « Au-delà des deux solitudes linguistiques », la troisième table ronde et le sixième événement de la série d’ateliers et de tables rondes virtuels de la Société historique du Canada.
Présidée par Matthew Hayday de l’Université Guelph, cinq groupes étaient représentés par sept universitaires : Magda Fahrni de l’Université du Québec à Montréal, en son propre nom ; le Groupe d’histoire de Montréal, avec Sylvie Taschereau de l’Université du Québec à Trois-Rivières et Brian Gettler de l’Université de Toronto ; la Revue d’histoire urbaine, avec Harold Bérubé de l’Université de Sherbrooke et Nicolas Kenney de l’Université Simon Fraser ; Histoire Sociale/Social History, avec Nicole Neatby de l’Université Saint Mary’s ; et le Centre d’histoire des régulations sociales, avec Cory Verbauwhede de l’Université du Québec à Montréal. Donald Fyson et Emmanuel Hogg n’ont malheureusement pas pu participer à l’évènement.
Madga Fahrni a commencé par réitérer l’appel qu’elle a lancé il y a treize ans aux historiens du « Rest of Canada »/reste du Canada (ROC) pour qu’ils s’engagent davantage dans l’histoire et l’historiographie du Québec. Elle a souligné deux points essentiels. Premièrement, les histoires du Québec et du ROC sont à la fois « enchevêtrées et distinctes » et sont aux prises avec des questions similaires en 2022, comme la décolonisation du programme d’études (« l’autochtonisation »). Deuxièmement, tous les nouveaux défis historiographiques – relatifs à la décolonisation, au genre ou à l’écologie – sont influencés par la langue et la nation. Le fossé linguistique, nous rappelle Fahrni, est un « vecteur de pouvoir » – où l’anglais est encore en position dominante.
Sylvie Taschereau, du Groupe d’histoire de Montréal, a souligné que son organisation existe depuis soixante-cinq ans et qu’elle s’est battue pour reconnaître les réalités de la langue française au Québec, tout en encourageant ses membres à lire, à écouter des présentations et à participer à des discussions dans les deux langues. Bien qu’elle admette que les membres ne sont pas toujours d’accord, une relation fondée sur le respect et la confiance mutuelle permet de minimiser la barrière linguistique. Brian Gettler a fait remarquer que certains concepts ont une résonance différente dans les deux langues et traditions – la race, par exemple, a « une charge et un bagage très différents » en français qu’en anglais. Il ne s’agit pas de rejeter les discussions entre les deux langues sur ces sujets, précise Gettler, car la réflexion sur les différentes significations linguistiques de mêmes mots et concepts peut être extrêmement fructueuse. Taschereau a conclu par un plaidoyer pour construire plus de ponts entre les deux communautés, en commençant par davantage de traductions et d’aide pour les chercheurs travaillant sur les deux historiographies.
Harold Bérubé, de la Revue d’histoire urbaine, a admis s’être inquiété de la langue dans laquelle il allait s’exprimer. « Si je parle en français, est-ce que quelqu’un comprendrait ? » s’est-il demandé, révélant « une asymétrie fondamentale dans le bilinguisme », à savoir que les rapports de force favorisent toujours l’anglais. Dans les cinquante ans de la Revue d’histoire urbaine, Bérubé constate une coexistence entre les deux langues, « mais pas toujours un dialogue ». Il souligne l’importance d’avoir des rédacteurs francophones et anglophones pour la revue, ce qui se reflétera sur les travaux soumis. Nicolas Kenney, qui enseigne le français à des étudiants majoritairement anglophones à Vancouver, aimerait élargir le champ des discussions historiques pour utiliser couramment le français et l’anglais dans les mêmes ateliers. Bien que tout le monde ne comprendrait pas, « il est important d’accepter cet inconfort », soutient-il. « Les étudiants sont là, dit-il, c’est à nous de continuer ce combat pour le français ».
Nicole Neatby, d’Histoire Sociale/Social History (HS/SH) a soutenu qu’il existe un fossé entre les deux communautés linguistiques. Elle note que seulement 17 % des comptes-rendus au Canada sont bilingues et qu’il y a longtemps que le rapprochement qui existait après la guerre n’a pas eu lieu. Bien que les deux communautés puissent généralement se comprendre et comprendre les résultats de leurs recherches respectives, elles travaillent encore rarement ensemble, ce qui donne naissance à des historiographies parallèles. HS/SH tente de combler ces lacunes en publiant environ un tiers de ses articles en français, et en encourageant les critiques anglaises pour les travaux francophones, et vice-versa.
Enfin, Cory Verbauwhede a présenté un exposé sur la façon dont « il faut une équipe pour rapprocher ces deux solitudes ». Il a souligné que l’expression « deux solitudes » remonte à Rainer Maria Rilke, qui a écrit sur deux solitudes qui se rencontrent, se protègent et se saluent en s’aimant — et non en vivant séparément. Verbauwhede a fait remarquer que les historiens du Québec, dans les deux langues, ont tendance à citer des auteurs de part et d’autre de la ligne de démarcation linguistique, mais qu’en dehors du Québec, les universitaires anglophones citent presque exclusivement des auteurs anglophones. Il existe également des différences fondamentales dans l’interprétation historique qui continuent de séparer les deux solitudes : par exemple, les historiens anglophones soutiennent surtout que l’AANB représentait un État hautement centralisé, tandis que les historiens francophones ont tendance à y voir une confédération plus décentralisée. Ces deux interprétations ont une incidence sur les débats historiques ultérieurs, notamment sur l’élaboration du filet de sécurité sociale du Canada.
Dans l’ensemble, ce débat animé et stimulant a renforcé l’idéal selon lequel nous devons tous travailler ensemble pour combler ce fossé linguistique et remédier aux déséquilibres de pouvoir entre ceux qui travaillent en français, en anglais et dans les deux langues.
L’enregistrement de la table ronde est affiché sur la chaîne YouTube de la SHC.