1. Introduction – Pourquoi l’histoire ?
Carly Ciufo, Jenny Ellison, Andrew Johnston
Tirer profit de l’histoire. Guide pour les études supérieures et pour s’orienter sur le marché de l’emploi est un manuel rédigé par des historiens, pour des historiens. Il s’agit de la nouvelle édition révisée et actualisée d’un livre précédent, Devenir historien ou historienne (1999, 2007), qui s’efforce de répondre aux questions que vous n’osez pas poser (ou ne savez pas comment poser) pour savoir comment obtenir une maîtrise ou un doctorat en histoire, connaître les possibilités de carrière et diffuser votre travail. Il ne s’agit pas exactement d’un guide pratique, mais plutôt d’un moyen de vous faire connaître les différentes façons d’être historien, en rassemblant les meilleurs avis dont nous disposions.
Ce guide ne résoudra pas les grands problèmes auxquels sont confrontées les universités. Lors de nos consultations, les membres étudiants de deuxième et troisième cycles de la SHC ont exprimé leurs inquiétudes devant les effectifs des doctorants, la précarité et le concept d’alt-ac (soit d’emploi alternatif au monde universitaire). Nous n’aborderons pas ces questions directement dans ce manuel. Mais nous nous efforcerons de rendre au mieux la réalité contre laquelle les universités continuent de lutter : la plupart des étudiants qui décrocheront une maîtrise ou un doctorat travailleront en dehors du monde universitaire.
Les sections concernant les candidatures aux études supérieures, la collégialité, les bourses d’études, le circuit des conférences et la publication conservent la forme qu’elles avaient dans les précédentes éditions de ce livre. Nous avons cependant ajouté à ces chapitres quelques éléments au sujet de l’accessibilité, des réseaux sociaux, des publications pour le grand public et de la survie financière. D’autres sections, entièrement nouvelles, reflètent notre compréhension croissante de ce que peut être un historien et de ses possibilités d’emploi. Vous découvrirez une section plus approfondie sur les perspectives de carrière, qui inclut des profils d’historiens en activité et des conseils de leur part, ainsi que quelques exemples de CV.
Pourquoi l’histoire ?
Nous utilisons le terme « historien » pour définir les gens pour qui l’histoire est un prisme permettant d’analyser les problèmes, enseigner, interpréter le monde, rechercher la justice sociale, dévoiler des secrets et raconter des histoires.
Se former pour devenir un historien professionnel concerne quiconque travaille dans ce champ au sens large. Enseignants, fonctionnaires, personnel des musées, historiens pour le grand public, journalistes et bien d’autres, ont tous besoin du même apprentissage général, d’une formation à la méthodologie et de capacités de recherches.
Au moment où nous mettons la dernière main à ce manuel, en 2020, l’histoire se trouve à l’avant-scène du débat public sur plusieurs sujets qui se recoupent. L’histoire est toujours d’actualité. Mais, en ce moment, il existe une demande pour des historiens qui puissent contextualiser différents problèmes, allant du racisme à une pandémie mondiale, et de la brutalité policière au colonialisme de peuplement. Dans le monde entier, les sociétés se querellent au sujet de leur passé commun, de leurs monuments et de leurs manuels scolaires, au sujet de la culpabilité collective et de la responsabilité moderne. Partout, nous voyons un côté accuser l’autre de mentir ou de déformer ou de « réviser » l’histoire. Ce que confirment ces luttes au sujet du passé, c’est que la mémoire historique représente une partie sérieuse de la vie contemporaine, et que tout le monde le sait. La sphère publique retentit d’appels à davantage de compréhension historique, alors même que les universités, les gouvernements et les étudiants s’orientent vers d’autres champs d’étude. Nous ne viendrons pas à bout de ce dilemme ici. Mais ce que nous essayons de faire, c’est de dépasser la conception hiérarchique de ce que signifie être historien pour procurer un guide d’orientation dans les processus de formation de manière à accroître votre flexibilité d’emploi (et apporter, espérons-le, un peu plus « d’histoire » dans le monde).
L’histoire est une discipline. Ce n’est pas une vocation ou une orientation de carrière. La plupart des diplômes en histoire vous prépareront à l’étude et à l’interprétation du passé. Au-delà de cela, l’histoire peut impliquer différentes méthodes (l’histoire orale, l’analyse documentaire, la recherche de données) et se pencher sur n’importe quelle époque. De même, un diplôme d’histoire peut ouvrir sur des choses différentes et vous outiller pour différents métiers, vous permettre d’enseigner dans d’autres disciplines ou tout simplement satisfaire votre curiosité, entre beaucoup d’autres choses. Chacun peut avoir des motivations très différentes de celles des autres pour faire de l’histoire. Ce guide entend bien qu’au sein de la « discipline » de l’histoire, il existe nombre de manières différentes d’être historien.
Pourquoi nous ?
En quoi et comment sommes-nous qualifiés pour réviser ce manuel et ajouter à son contenu ? Nous ne sommes ni plus ni moins qualifiés que d’autres dans ce domaine. L’esprit de ce guide a toujours été d’amener les historiens à faire part de leur expérience à ceux qui sont nouveaux dans la profession. Nous poursuivons cette façon de faire, ainsi que l’objectif d’inclure le plus possible de voix différentes. Ensemble, nous représentons trois générations d’historiens qui utilisent différemment leur diplôme en histoire. Nous parlons un peu de nous plus bas. Nos expériences n’ont été ni idéales, ni sans heurts, ni parfaites. Nous avons connu des victoires et des défaites. Nous avons appris des leçons et continuons d’apprendre des leçons. En tant que rédacteurs de ce livre, nous sommes de bons exemples du fait qu’être historien ne se résume pas à une seule chose.
Carly Ciufo
J’ai commencé mon doctorat en histoire après avoir travaillé dans des musées, des archives et des bibliothèques en tant qu’assistante de recherche, adjointe à l’obtention des droits d’auteur, archiviste adjointe et bibliothécaire de médiathèque. Pour une jeune femme détentrice d’une maîtrise en histoire, la vie dans de telles institutions était à la fois précaire et libératrice. Le fait de revenir à l’âge adulte dans un environnement universitaire en tant qu’étudiante au doctorat a représenté pour moi un parcours pour déterminer avec qui je voulais travailler et où je pourrais donner le meilleur de moi-même.
J’ai découvert pour la première fois l’édition la plus récente du manuel Becoming a Historian lorsque j’ai envisagé sérieusement de retourner à l’université pour y obtenir un doctorat. Je vivais à Halifax à cette époque, à mi-chemin d’un contrat de cinq mois de transcription d’histoire orale au Musée canadien de l’immigration du Quai 21. Avant d’apprendre que le Musée canadien pour les droits de la personne était en cours de construction, le Quai 21 représentait ce que j’avais imaginé lorsque je pensais « travail de rêve ». Mais en 2016, ce travail n’était pas idéal et je me sentais complètement perdue sur le plan professionnel.
Lors d’une conversation téléphonique avec le Dr Rhonda Hinther, qui m’avait engagée pour mon premier contrat au Musée canadien pour les droits de la personne en 2013, nous avons évalué les pour et les contre de ce que devrait être mon projet de doctorat d’histoire, l’endroit qui conviendrait le mieux pour cela et avec qui travailler pour le mener à bien. Très vite, elle me suggéra de consulter le manuel Becoming a Historian ; il me guiderait, disait-elle, au cours des mois et des années à venir.
Il n’existe plus de façon unique d’être historien aujourd’hui, si tant est que cela ait déjà existé. J’espère que nos efforts ici, bien qu’incomplets, pourront transmettre l’idée que la façon de devenir historien est restée la même, et montrer en quoi elle a changé pour de nombreuses personnes de ce domaine.
Jenny Ellison
En 2007, je m’étais portée volontaire pour commenter, à titre d’étudiante diplômée, la dernière édition de ce manuel. À ma grande surprise, j’y reviens en 2020 en tant que corédactrice et historienne en activité. Mon expérience, dans l’intervalle, m’a conduite à faire partie bénévolement du groupe qui a révisé ce document. En tant qu’étudiante au doctorat à York University, j’ai aimé Becoming a Historian parce qu’il démystifiait en partie le monde universitaire et répondait aux questions que je n’osais pas poser. J’ai suivi une bonne partie des avis de ce manuel, et, en y repensant, je sais que j’ai commis quelques erreurs en dépit des sages conseils donnés par les précédentes générations de rédacteurs. En tant que rédactrice, mon cheminement de carrière représente un bon exemple de la fluidité du travail postdoctoral en histoire. Après mon doctorat, j’ai travaillé à contrat durant un an pour enseigner dans quatre (!) universités différentes, avant d’entamer un postdoctorat durant deux ans, être en congé maternité durant un an et de passer neuf mois dans un contrat à durée limitée.
Au cours de ces années, la façon dont j’envisageais ma carrière lorsque j’ai commencé des études de troisième cycle a radicalement changé. Je me suis déprise de l’idée de travailler dans une université et je me suis de plus en plus lancée dans la communication avec le public. Réalisant cela, j’ai décidé de travailler en dehors de l’université et suis entrée en 2015 au Musée canadien de l’histoire en tant que conservatrice spécialisée dans les sports et les loisirs. Je ne vous raconte pas cela comme si c’était une success story. Selon votre point de vue, cela peut vous sembler plutôt l’histoire d’un échec. Moi, je perçois cette histoire comme la réévaluation et la réinvention d’une carrière. Elle reflète la plus grande leçon que j’aie retenue entre l’obtention de mon diplôme et aujourd’hui, qui est que les carrières sont fluides. Ce que vous ferez changera, peu importe où vous mène votre carrière, parce que votre vie changera et/ou que le marché du travail changera. Au troisième cycle, je croyais (comme la plupart des gens) que devenir historienne signifiait une seule chose : devenir professeure. Ce que j’ai appris au cours de mon cheminement dans ce système, c’est qu’il y a plusieurs façons de faire de l’histoire.
Andrew M. Johnston
J’ai suivi la voie la plus traditionnelle qui soit pour devenir historien professionnel, et donc peut-être la plus démodée. J’ai tiré profit d’honorables études de premier cycle à l’Université de Toronto au début des années 1980 pour poursuivre des études de second et troisième cycles aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Lorsque je suis revenu au Canada au début des années 1990, ma thèse encore inachevée alors qu’il ne me restait plus qu’une année de financement du CRSH, je suis tombé par hasard sur un emploi contractuel d’un an. À ce moment, l’économie était encore en récession, les universités pratiquaient de nouvelles séries de coupures budgétaires, les sciences humaines voyaient leur utilité sévèrement contestée et, par conséquent, il y avait peu d’emplois menant à une titularisation.
Il n’y avait que deux emplois dans mon domaine (en tant qu’étudiants au doctorat, nous découvrons souvent que notre « domaine » est défini par l’annonce qui se présente), les deux dans les Maritimes. Pour être honnête, je n’étais pas sûr de vouloir être professeur, en raison d’un sentiment qu’éprouvent beaucoup d’étudiants diplômés : je n’étais pas sûr d’être assez intelligent pour cela. La plupart du temps, je me disais, tout en m’efforçant péniblement de finir ma thèse, que tout ce que je voulais, c’était me retirer dans une cabane au fond des bois. Mais j’ai envoyé ma candidature, ai reçu un coup de téléphone et ai été engagé (ainsi que je l’ai entendu plus tard) en raison de mon « sang-froid » au cours de l’entrevue – ma certitude de n’être pas assez qualifié ayant été interprétée par erreur comme un état de sérénité existentielle. J’ai également été engagé avant d’avoir totalement terminé mon doctorat, chose inouïe pour le marché de l’emploi d’aujourd’hui, mais qui se faisait déjà rare à l’époque. L’aimable département d’histoire de l’Université du Nouveau-Brunswick a misé sur moi, et je lui dois tout. Tout ce que j’ai appris sur l’enseignement et la collégialité, je l’ai appris à l’UNB. C’est là encore qu’au bout de trois ans quelques étudiants de second et troisième cycles me demandèrent quand j’avais su que je voulais être professeur. Je leur ai répondu honnêtement que je venais tout juste de le réaliser, à ce moment-même. Il fallait que je devienne professeur pour échapper à mes insécurités à ce sujet. Mais, pour être honnête, cela aurait pu tourner autrement.
Je sais que j’ai eu une chance incroyable dans mon parcours, franchissant de justesse les portes de l’université avant qu’elles ne claquent derrière moi. Mais je crois encore que l’histoire du monde est de l’importance la plus cruciale, même pour les plus jeunes des étudiants de premier cycle des plus petites villes. Cette passion pour les vertus incontournables de la pensée historique m’a conservé un travail, mais ce n’est que la bonne fortune qui m’a mis en position d’être titularisé et qui m’a accordé de grands privilèges. Aujourd’hui, on voit bien que la seule ferveur n’est pas suffisante pour accomplir une carrière universitaire conventionnelle ; mais ce guide est là pour vous procurer les meilleurs conseils pour vous frayer un chemin dans les défis et les opportunités qui se présenteront à vous dans une économie précaire, tout en gardant bien vivant votre idéal d’historien.