Steven High, professeur d’histoire à l’Université Concordia et président de la Société historique du Canada
Il semble que la théorie des effets de retombée soit bien vivante dans nos universités.
Alors que les étudiant.e.s aux cycles supérieurs au Canada vivent bien en dessous du seuil de pauvreté, compte tenu des faibles niveaux de financement fédéral pour les bourses qui n’ont pas augmenté depuis des décennies, le gouvernement canadien a récemment annoncé qu’il investissait la somme stupéfiante de 1,4 milliard de dollars dans onze initiatives de recherche à grande échelle, allant de 83 millions de dollars à 199 millions de dollars chacune. Les montants accordés par le Fonds d’excellence en recherche « Apogée Canada » sont ahurissants, d’autant plus que les subventions les plus importantes offertes par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, l’un des trois organismes de financement impliqués, s’élevaient jusqu’à présent à 2,5 millions de dollars sur sept ans. C’est tout un bond.
Les hommes politiques et les universités aiment bien sûr ce genre de grands coups d’éclat. Cela fait les manchettes. Le ministre canadien de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, François-Philippe Champagne, est cité dans le communiqué de presse : « La recherche d’aujourd’hui est l’économie de demain. Depuis le début, notre gouvernement a rétabli le rôle fondamental de la science et des scientifiques dans notre société ».
Je ne doute pas de la valeur de la recherche financée. Mais plus gros ne signifie pas toujours meilleur. Il existe de meilleures façons d’investir dans l’avenir.
Il est de loin préférable d’investir directement dans les étudiant.e.s diplômé.e.s et les boursiers de recherches postdoctorales qui sont, littéralement, la prochaine génération de chercheur.e.s. C’est un peu comme soutenir les entreprises en démarrage – ce type d’approche ascendante présente des avantages à long terme, plutôt que de mettre 1,5 milliard de dollars dans onze paniers.
En tant que responsable d’un (ancien) grand projet de recherche de 2,5 millions de dollars sur la désindustrialisation des communautés ouvrières, une question politique urgente dans de nombreux pays, je crois fermement en la valeur de la collaboration et du partenariat dans le domaine de la recherche. Mais ces nouveaux mégaprojets de recherche sont si vastes que je crains qu’ils ne deviennent en fait des organismes subventionnaires, mais sans les freins et les contrepoids. Les fonds alloués à la recherche ne seront versés qu’à quelques privilégiés.
La Société historique du Canada est préoccupée par cette tendance et encourage vivement le gouvernement fédéral à réorienter les financements futurs directement vers les doctorant.e.s et les postdoctorant.e.s. Dans l’ensemble du secteur universitaire, le problème du sous-financement des étudiant.e.s a atteint des proportions de crise. Les niveaux de financement des bourses de doctorat n’ont pas bougé depuis des décennies, ce qui oblige les étudiant.e.s à travailler à temps partiel au lieu de se concentrer sur leurs études. Cela signifie qu’il leur faut plus de temps pour terminer leurs études. Dans la discipline de l’histoire, les étudiant.e.s prennent en moyenne plus de six ans à obtenir leur doctorat, mais les financements fédéraux et provinciaux s’arrêtent au bout de quatre ou cinq ans pour les bourses québécoises et fédérales respectivement. Ils/elles sont abandonné.e.s à leur sort.
Il y a également le problème qui attend ces professionnel.e.s hautement qualifié.e.s après l’obtention de leur diplôme. Seule une très faible proportion des meilleur.e.s étudiant.e.s reçoivent présentement des bourses postdoctorales de deux ans qui leur permettent de poursuivre leurs recherches et de demeurer sur le marché du travail jusqu’à ce que le bon emploi se présente. La recherche universitaire étant hautement spécialisée, les possibilités d’emploi dans le domaine concerné sont limitées. Il peut s’écouler des années avant que le bon poste ne soit affiché. Pourtant, ces chercheur.e.s hautement qualifié.e.s sont abandonné.e.s dès l’obtention de leur diplôme.
Le coût pour la société de cet exode des cerveaux est énorme, tout comme le coût humain très réel.
Ce n’est pas une coïncidence si l’annonce de ces mégasubventions a eu lieu précisément au moment où les étudiant.e.s diplômé.e.s de tout le pays sont descendu.e.s dans la rue pour protester contre la crise actuelle. Les mégasubventions accordées à quelques privilégié.e.s sont un symptôme de la crise de l’enseignement supérieur au Canada. Les universités se tournent de plus en plus vers des chargé.e.s de cours à temps partiel, à moindre coût, pour assurer l’essentiel de l’enseignement. Le nombre de professeur.e.s permanent.e.s à temps plein est en forte baisse et, par conséquent, le nombre de personnes rémunérées pour faire de la recherche est également en baisse.
La situation se dégrade d’autant plus que de nombreuses universités, désireuses de devenir « de calibre mondial », recrutent des diplômé.e.s de grandes universités prestigieuses d’autres pays plutôt que nos propres diplômé.e.s. À chaque fois, l’université doit faire valoir qu’il n’y a « aucun.e Canadien.ne qualifié.e » pour le poste. Le plus souvent, c’est un mensonge.
Quel est l’intérêt d’avoir des programmes d’études supérieures au Canada si nous n’avons pas l’intention d’embaucher nos propres étudiant.e.s ou de les financer adéquatement ? Le groupe de travail de la Société historique du Canada sur l’avenir du doctorat dans les universités canadiennes a montré que seulement 2 % de nos titulaires de doctorat en histoire des États-Unis et 4 % de ceux qui se spécialisent en histoire européenne trouvent un emploi menant à la permanence. Le message que nous envoyons est clair : si vous voulez un avenir dans la recherche, il vaut mieux quitter le Canada.