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Denyse Baillargeon, Matthew Evenden, Simon Evans, Robert McGhee, Peter Pope, Peter L. Storck

Les prix Clio

2005

Le Canada atlantique
Peter PopeFish into Wine: The Newfoundland Plantation in the Seventeenth Century. (Chapel Hill NC: University of North Carolina Press and Omohundro Institute of Early American History and Culture, 2004)
Écrit avec une précision magistrale qui ne laisse rien transpirer de la complexité du sujet et de la méthodologie, Fish into Wine replace efficacement Terre-Neuve dans le cadre socio-économique de l’Atlantique Nord et de l’Amérique du Nord au XVIIe siècle. S’appuyant sur des sources et des méthodes qu’il a empruntées à plusieurs disciplines et consultées des deux côtés de l’océan, Peter Pope présente ici une argumentation irréfutable sur la nature des premiers établissements de Terre-Neuve et sur les relations complexes que les colons entretenaient avec les pêcheurs saisonniers dans le dur contexte de la pêche à la morue internationale.
Le portrait que Peter Pope nous trace de Terre-Neuve au XVIIe siècle n’est pas celui d’un poste éloigné et isolé, à vocation purement économique, ni celui d’un pion sur l’échiquier des empires européens; ce n’est pas non plus celui d’un territoire que se disputent pêcheurs et colons, ni celui d’une colonie anglaise qui a la réputation de transgresser la réglementation officielle. Pour l’auteur, Terre-Neuve constituait plutôt un prolongement de l’Angleterre, qui perpétuait ses coutumes et ses pratiques de pêche dans le Nouveau Monde; ses établissements permanents étaient essentiels tant aux pêcheurs saisonniers qu’au réseau commercial européen qui les finançait. Fish into Wine est un ouvrage solidement construit; il repose sur une prodigieuse compréhension d’une documentation internationale vaste et éclectique, sur un impressionnant éventail de sources archivistiques et sur des méthodes d’analyse innovatrices en archéologie (voir entre autres l’analyse qui porte sur la colonie privée fondée à Ferryland en 1621).
Fish into Wine est une réussite sur plusieurs plans : ce livre enrichit considérablement nos connaissances sur la vie qui animait les premières colonies établies le long de la côte anglaise de Terre-Neuve; il décrit sous de nouveaux angles les rapports étroits qui liaient les colons et les pêcheurs saisonniers; il fait ressortir de façon convaincante les liens entre ces établissements et les colonies européennes qui commencent alors à s’implanter dans l’est de l’Amérique du Nord. Mais plus admirable encore est le récit détaillé, nuancé et admirablement équilibré que Peter Pope trace des origines de la colonisation européenne à Terre-Neuve et du lucratif commerce des pêcheries autour duquel elle gravitait.
Par son métissage documentaire et son approche multidisciplinaire, Fish into Wine nous propose une analyse convaincante et contribue de façon significative à l’histoire du Canada atlantique. À l’instar d’un critique, nous pouvons aussi conclure que ce livre sert désormais d’ouvrage de référence incontournable à quiconque cherche à comprendre les origines de l’histoire de Terre-Neuve.

Le Québec
Denyse BaillargeonUn Québec en mal d’enfants. La médicalisation de la maternité 1910-1970. (Les Éditions du remue-ménage, 2004)
Si la mémoire collective a longtemps valorisé l’idée d’une prétendue surnatalité des francos catholiques du Québec (la soi-disant « revanche des berceaux »), elle a moins retenu que cette société connaissait aussi, au début du XXe siècle, l’un des pires taux de mortalité infantile du monde occidental. Cette particularité infamante fut pour les médecins l’occasion première de justifier, notamment en utilisant la veine nationaliste, l’occupation progressive du terrain de la grossesse et de la petite enfance. Le remarquable ouvrage de Denyse Baillargeon, qui situe son objet à l’intérieur d’une historiographie internationale parfaitement maîtrisée, permet d’apprécier les spécificités de rythme et d’expression du cas québécois. L’auteure utilise des approches théoriques variées et sereinement maniées qui ancrent son travail au croisement du culturel et du social. Les méthodes d’analyse et le corpus documentaire sont d’une très grande variété et c’est avec rigueur, esprit critique et assurance que Denyse Baillargeon fait parler aussi bien les discours de la propagande médicale que des séries statistiques. Les résultats d’enquêtes orales passionnantes permettent encore de saisir la part des mères elles-mêmes dans cette histoire et le texte est accompagné d’une iconographie vraiment utile. Tout cela forme un ouvrage d’une rare solidité, intelligent, rigoureux et absolument fascinant, qui permet d’expliquer dans toute sa complexité un phénomène majeur de l’histoire contemporaine.

L’Ontario
Peter L. StorckJourney to the Ice Age: Discovering an Ancient World. (University of British Columbia Press 2004)
Peter Storck a passé sa vie à étudier l’archéologie du début du Paléolithique en Ontario, et de ses recherches est né cet excellent livre où s’entremêlent archéologie, histoire et biographie. Peter Storck venait à peine de terminer des études supérieures dans le Wisconsin lorsqu’il obtient un poste au Royal Ontario Museum en 1969, où il est chargé de découvrir en Ontario les plus vieilles traces archéologiques possibles, remontant de 8 000 à 12 000 ans, et même plus loin dans le temps si des artefacts le justifiaient. Il part donc explorer les plages du lac préhistorique Algonquin, autour de la baie Georgienne et le long de l’escarpement du Niagara. Pendant des semaines il arpente des terrains, creuse le sol et tamise le sable sans rien trouver; à d’autres moments cependant, il lui arrive de tomber presque par hasard sur des pointes cannelées (des objets de pierre taillée d’apparence quelconque), presque seules preuves restantes de la présence d’êtres humains et de leur mode de vie au début de la période paléolithique en Ontario. La découverte de ces artefacts ne constituait seulement qu’une partie du casse-tête : comme il était impossible de les dater par le carbone 14, Peter Storck et ses collègues ont dû avoir recours à d’autres moyens, souvent spéculatifs, pour déterminer l’âge des tailleurs de ces pierres. Il a fallu qu’il en retrace l’origine géologique pour savoir d’où venaient ces hommes. Il a fallu qu’il identifie la fonction des outils trouvés (et pour cela, il a dû se familiariser avec les techniques de la culture sur pierre). Puis, tout à coup, des pans de l’intrigue se sont mis à tomber : les indices accumulés permettaient de conclure que ces êtres humains avaient pêché des poissons et les avaient découpés en filets sur les rives de l’ancien lac, ou encore qu’ils avaient chassé le lièvre, le renard ou le renne dans la toundra ontarienne. Quelques mystères furent ainsi résolus, mais beaucoup d’autres restent encore à être élucidés. Chose certaine, on ne voit plus le paysage de l’Ontario de la même manière.
Pour les non-initiés, l’ouvrage de Peter Storck est une révélation, parce que les études portant sur l’Ontario de la période paléolithique ont généralement été écrites par des experts pour des experts et étaient donc inaccessibles au grand public. L’auteur arrive à faire ressortir le drame humain occulté par le jargon des spécialistes : il parle de la difficulté d’acquérir des connaissances sur les anciens peuples, mais aussi des pratiques des professions modernes en Ontario dans les domaines de l’histoire, de l’archéologie et de la conservation. Peter Storck nous offre ainsi un rare aperçu de ce que peut être la recherche en milieu muséal plutôt qu’en milieu universitaire. C’était la belle époque, pour les archéologues ontariens. Grâce aux subventions de recherche, les connaissances en histoire ancienne et en géologie ont avancé à pas de géant, et l’Ontario est sorti de sa stagnation intellectuelle pour devenir un centre de référence en matière d’archéologie postérieure à la période glaciaire. Peter Storck est un guide éloquent et passionné de ces deux mondes et son livre mérite un lectorat nombreux.

Les Prairies
Simon EvansThe Bar U and Canadian Ranching History. (Calgary: University of Calgary, 2004)
Voici une des rares publications qui élèvent au niveau du raffinement l’analyse de l’élevage de bestiaux et de la gestion des grands pâturages libres. Ce livre élégant et accompli offre à travers l’histoire du ranch Bar U et de ses occupants la meilleure description à ce jour des origines de l’entreprise de l’élevage en Alberta et des différentes périodes de croissance de cette industrie au Canada. Il s’agit là d’une étude régionale soignée et détaillée que l’auteur a insérée dans un contexte géographique, économique, politique et social qui déborde largement le cadre du ranch. C’est la première fois qu’un ouvrage examine d’aussi près la collectivité d’un ranch et s’intéresse autant à ses membres autochtones et chinois qu’aux Blancs, aux femmes et aux enfants qu’aux hommes, aux cuisiniers mécontents qu’aux cow-boys et aux hors-la-loi. The Bar U ne tombe pas dans les nationalisme et romantisme édulcorés qui imprègnent souvent l’historiographie de l’élevage; il cherche plutôt à comprendre comment des ranchs aussi immenses que celui du Bar U fonctionnaient lorsque l’entreprise d’élevage prit son essor dans cette région, comment on réussissait à retenir la main-d’œuvre sur place d’une saison à l’autre, quels types de travail requérait un ranch et qui exécutait les tâches, quand et comment les ouvriers autochtones et chinois sont apparus dans le décor, et quelles marques ont laissées les activités d’élevage dans le paysage du sud de l’Alberta. Le livre de Simon Evans couvre la période s’étendant de la fondation du Bar U, dans les années 1880, à sa réincarnation comme Lieu historique national, dans les années 1990; il met en perspective la glorieuse époque du « royaume du bétail » que connut le Bar U sous la direction de George Lane et de Pat Burns, et rappelle aux lecteurs que ce ranch fut à une certaine époque aussi renommé pour ses chevaux percherons que pour ses bestiaux. Les documents visuels, nombreux et éloquents, ne servent pas qu’à illustrer le texte : ils apportent une dimension unique à l’analyse. Par exemple, en superposant les possessions foncières du Bar U sur une carte routière contemporaine, on saisit tout de suite l’importance de la superficie du ranch à son apogée. Dans sa préface, Simon Evans se demande si en étudiant un seul ranch on peut prétendre à éclairer l’histoire de l’élevage au Canada (p. xix) : son livre le prouve sans aucune ambiguïté. Cet ouvrage se distingue remarquablement de l’avalanche d’études produites récemment sur l’industrie de l’élevage.

La Colombie-Britannique
Matthew EvendenFish vs. Power: An Environmental History of the Fraser River. (New York, Cambridge University Press, 2004)
L’histoire de l’environnement est encore balbutiante dans l’historiographie de la Colombie-Britannique et la présente recherche, bien fouillée, bien écrite et extrêmement originale, constitue un apport de taille à l’histoire environnementale non seulement de la Colombie-Britannique, mais aussi du Canada. Matthew Evenden retrace brillamment les causes de l’échec retentissant de l’aménagement de la rivière Fraser; ce non-événement significatif dans l’histoire environnementale, politique et sociale de la province serait issu d’un contexte de conflits d’intérêts, de situations historiquement contingentes et de facteurs environnementaux. L’ouvrage de Matthew Evenden fait preuve d’originalité dans sa façon d’aborder l’histoire régionale et le domaine plus vaste de l’histoire environnementale; l’auteur va au-delà des particularités du sujet et étend son champ de réflexion aux relations entre les personnes, les autorités et l’environnement.

Le Nord
Robert McGheeThe Last Imaginary Place: A Human History of the Arctic World. (Key Porter Books, 2004)
Robert McGhee a consacré sa carrière à expliquer les débuts de l’histoire de l’homme dans le Nord canadien. Ce chercheur à l’érudition profonde et impressionnante a publié aussi bien des études pointues sur des aspects de l’archéologie polaire que des synthèses de vulgarisation sur l’adaptation humaine dans l’Arctique. Avec The Last Imaginary Place, sans doute son ouvrage le plus remarquable à ce jour, Robert McGhee établit des ponts entre l’histoire et l’archéologie, entre les études sur le Nord canadien et celles, plus vastes et plus récentes, sur les régions circumpolaires, entre les textes savants qui s’adressent aux chercheurs et ceux, simplifiés, destinés au grand public. L’auteur a écrit ici un superbe livre sur les débuts de l’histoire de l’homme dans le monde circumpolaire, et son récit en impose aux historiens et aux autres chercheurs. Il décrit sans les romancer et sans faire preuve de condescendance les méthodes riches et complexes que les peuples autochtones ont utilisées pour s’adapter aux conditions de vie de l’Arctique. Tout en étayant efficacement son texte de cartes et d’illustrations, Robert McGhee démontre que les historiens ont beaucoup à apprendre des spécialistes de l’archéologie. Écrit dans une langue à la fois accessible et fascinante, son livre constitue une contribution de très grande valeur aux études nordiques.
Le prix Clio en histoire du Nord canadien a été attribué à plusieurs reprises à des auteurs dont la première spécialité n’était pas l’histoire, comme il convient d’ailleurs à un domaine de recherche qui a beaucoup bénéficié de l’apport de chercheurs provenant d’autres disciplines. En reconnaissant le travail capital de Robert McGhee, le jury souligne encore une fois que l’étude de l’histoire humaine dans le Nord requiert une collaboration véritablement multidisciplinaire. The Last Imaginary Place mérite bien le prix Clio en histoire du Nord, qui reconnaît la contribution soutenue de Robert McGhee aux études nordiques et l’apport majeur de son livre à la compréhension du passé du Nord canadien.