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Elizabeth Elbourne

Le prix Wallace-K.-Ferguson

2003

Elizabeth ElbourneBlood Ground: Colonialism, Missions, and the Contest for Christianity in the Cape Colony and Britain, 1799-1853. McGill-Queen’s University Press, 2002.
Ce livre admirablement complexe s’intéresse à l’œuvre des premiers missionnaires que la Société des Missions de Londres a envoyés à la colonie du Cap, en Afrique du Sud, pour évangéliser le peuple des Khoekhoe et des Khoisan (ou Hottentots), dont la culture et l’existence étaient par avance condamnées. En tenant compte des «politiques de civilisation», Elizabeth Elbourne raconte les tribulations des missionnaires dissidents et analyse les rapports qu’ils entretinrent non seulement avec les autochtones africains, mais aussi, et c’est sans doute ce qui est le plus important, avec la culture et la société britanniques. En fait, l’auteur cherche principalement à savoir comment la religion et les courants de pensée européens se sont transposés en Afrique du Sud. Dans cette monumentale étude historique et psychologique de ce cas particulier de colonialisme européen, Elizabeth Elbourne renverse au passage plusieurs théories sur un grand nombre de sujets. Elle nous fait pénétrer dans le for intérieur des missionnaires qui se trouvent devant des païens prisonniers du péché originel et vivant sur un territoire habité par Satan. Elle présente le christianisme comme un langage sujet à la négociation et dont la signification provoque des conflits très politisés. En définitive, il s’agit d’une rencontre entre deux représentations, «celle idéalisée de la Grande-Bretagne et celle ironique et paradoxale de l’Afrique».
Les premiers missionnaires évangéliques étaient étonnamment radicaux; plusieurs décidaient de s’établir chez les autochtones et d’y prendre femme, à une époque où les conflits étaient fréquents, d’une part entre les colons britanniques et les colons hollandais, d’autre part entre les colons et le peuple autochtone. Dans la colonie missionnaire de Bethelsdorp, par exemple, les missionnaires partageaient la vie des Khoekhoe. Vers les années 1830 cependant, ce procédé d’évangélisation perd de sa popularité, alors que s’imposent de plus en plus les notions de «respectabilité et de capitalisme missionnaires». Le radicalisme évangélique africaniste a atteint son apogée en 1835-1836, lorsque qu’un comité parlementaire spécial sur les aborigènes recommanda l’adoption de réformes pour protéger les autochtones. Mais il était déjà trop tard. Au début des années 1850, c’est la «race» plutôt que la religion qui allait donner la mesure de la «civilisation».
Évangélisme, rationalisme, romantisme, déisme, tout cela se mêle de façon complexe et surprenante dans cet ouvrage rigoureux où interagissent l’individu et la société, la pensée et l’action. La recherche est vaste et très impressionnante, et l’écriture atteint parfois des sommets de luminosité. Peuplé de personnages énergiques, ce livre pose des dilemmes éthiques subtils et entrelace l’euphorie des missionnaires découvrant un monde inconnu avec la douleur d’assister à l’inexorable destruction d’une société autochtone.

Mentions honorables :
Ian DowbigginA Merciful End. The Euthenasia Movement in Modern America. Oxford University Press, 2003.
Dans son livre A Merciful End, Ian Dowbiggin traite clairement et équitablement de l’histoire de l’euthanasie aux États-Unis dans la deuxième moitié du XIXe siècle. L’ouvrage, très fouillé, repose sur la consultation d’une multitude de sources écrites et orales : documentation d’époque, communications de l’American Euthanasia Society, entrevues personnelles. L’auteur retrace comment l’euthanasie a été perçue, de l’ère progressiste aux années 1960, et il remonte jusqu’aux toutes récentes tentatives de légalisation du suicide assisté dans les années 1990. L’étude déborde du cadre étasunien et se situe dans un contexte social et géographique plus large pour faire ressortir l’influence des mouvements britanniques et européens sur les Américains partisans de l’euthanasie.
Ian Dowbiggin avance la thèse que les Américains, relativement peu nombreux, qui défendent l’euthanasie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle auraient été inspirés dans leur réflexion par le darwinisme, les idées scientifiques du XIXe siècle et les notions de réforme sociale qui s’y mêlaient. L’euthanasie n’était en quelque sorte qu’un prolongement de la pratique de l’eugénisme qui, aux yeux de quelques réformateurs, pouvait remédier à un grand nombre des maux sociaux affligeant les États-Unis. À cette époque, et même plus tard, les défenseurs de l’euthanasie liaient également à leur cause les questions de planning familial, de contrôle des naissances et d’avortement. Mis en veilleuse pour des raisons évidentes pendant les années 1940 et la période d’après-guerre, le débat sur l’euthanasie reprend de plus belle dans les années 1960, alors que l’on s’interroge plus largement sur la valeur de la vie et sur le droit d’y mettre fin. Comme de nouvelles percées médicales permettent de prolonger la vie des patients sans pour autant diminuer leur souffrance, on met dorénavant l’accent sur la qualité de vie; l’euthanasie n’est plus vue comme une mesure de réforme sociale, mais comme un choix personnel. Ce glissement de sens se manifeste par l’augmentation du nombre de testaments de vie et par l’utilisation croissante d’expressions comme «le droit de mourir» et «le droit de ne pas souffrir». Toutefois, comme le souligne bien Ian Dowbiggin, on ne précise jamais clairement ce que l’on entend par «le droit de mourir»; le risque est grand alors d’interpréter fort dangereusement cette expression comme un «devoir de mourir», et de l’appliquer aux personnes âgées ou aux malades chroniques que l’on considéreraient comme des fardeaux pour le système de soins de santé. Ces interrogations ont soulevé de sérieux problèmes d’éthique qui ont divisé les défenseurs de l’euthanasie en deux camps, ceux qui prônent l’euthanasie passive et ceux qui préconisent l’euthanasie active. Dowbiggin situe ces rivalités internes dans le contexte plus large de la société américaine, elle aussi divisée sur la question. Écrit dans un style limpide et efficace, A Merciful End explique magistralement comment les facteurs sociaux, économiques et médicaux ont modelé l’opinion publique sur l’euthanasie. La force du livre réside particulièrement dans son habileté à soulever de graves questions tout en restant détaché des vues partisanes.

M.D. DriedgerObedient Heretics. Mennonite Identities in Lutheran Hamburg and Altona During the Confessional Age. Ashgate, 2002.
L’histoire de l’anabaptisme et celle de ses deux principaux rameaux, les Mennonites et les Huttérites, est moins bien connue que celle des autres confessions dites protestantes. Importance moindre au plan numérique, difficulté de bien évaluer ses origines et ses premiers développements, dispersion et persécution des communautés, absence de figures de tout premier plan comme celles de Luther et de Calvin qui se sont imposées tant par leur action que par leurs oeuvres. Il n’en demeure pas moins que se multiplient aujourd’hui les études qui tentent de faire la lumière sur un mouvement complexe et riche, essentiellement aux Pays-Bas, en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, y compris d’ailleurs le Canada anglais où les contributions sont importantes.
C’est à cette aune qu’il convient de juger de l’importance de l’ouvrage de Driedger. Celui-ci s’est proposé d’étudier, sous divers angles, l’histoire de la communauté mennonite vivant dans la région d’Altona et de Hambourg au cours des XVIIème et XVIIIème siècles. Ces Mennonites étaient surtout originaires des Pays-Bas, auxquels ils restèrent d’ailleurs toujours liés au plan religieux, mais aussi de Dantzig, de Frise et même du Palatinat. Bien que peu nombreux, ils jouèrent un rôle économique important, tout en bénéficiant de plus en plus d’une assez large tolérance de la part des autorités locales et de la communauté luthérienne. Ils participèrent même parfois à la vie politique, un contraste éclatant avec la persécution acharnée que les Anabaptistes subirent en pays luthériens ou calvinistes jusqu’à une époque tardive. Bien que leur foi les ait empêchés de porter les armes et de commettre quelque violence que ce soit, de grands marchands de Hambourg et d’Altona équipèrent militairement leurs navires de commerce, ce qui causa d’ailleurs une controverse au sein de la communauté à la fin du XVIIème siècle. Les Mennonites ne formaient pas, au plan social, une collectivité entièrement cohérente; celle-ci était plutôt composée de factions, de groupes familiaux, de réseaux de toutes sortes imbriqués les uns dans les autres et soumis à d’inévitables tensions, par exemple, des mariages mixtes, ce qui ne l’empêcha d’ailleurs pas de conserver son identité jusqu’au début du XIXème siècle.
Fondé sur des documents d’archives originaux, souvent inédits, déposés notamment à Hambourg, sur des source imprimées, et sur des travaux modernes judicieusement utilisés, l’ouvrage de Driedger est une monographie exhaustive d’une rare érudition qui devrait servir de modèle à d’autres études du même genre. Dans ce tableau exemplaire, Driedger nous permet de mieux connaître la vie d’une petite communauté, non seulement dans sa vie quotidienne, mais aussi dans son cadre religieux et administratif, ses problèmes spirituels, ses déviances comme celle des Dompelaars, ses relations avec les Luthériens et les autorités politiques. Il fournit aussi une réflexion très nuancée et sur le concept d’identité, et sur le paradigme de la «confessionalisation» chez les Mennonites, qu’il convient de mettre en parallèle avec les études et les discussions que cette dernière question a soulevé chez les historiens de la Réforme depuis une dizaine d’années. Cet ouvrage remarquable, parfaitement situé par rapport au problème plus général du protestantisme de l’Allemagne du nord et des Pays-Bas, viendra enrichir notre connaissance de l’anabaptisme à l’échelle locale. Nul doute qu’il suscitera des travaux du même ordre.