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Ishmael Alunik, Eddie Kolausok & David Morrison, Jerry Bannister, Jean Barman, Terry Crowley, Raymond J. A. Huel, Jean-Philippe Warren

Les prix Clio

2004

Le Canada atlantique
Jerry BannisterThe Rule of the Admirals: Law, Custom and Naval Government in Newfoundland, 1699-1832. (Toronto: Osgoode Society for Canadian Legal History/University of Toronto Press, 2003).
Jerry Bannister a écrit ici un livre vivant et fascinant qui entraîne le lecteur dans le monde relativement peu connu de Terre-Neuve au XVIIIe siècle. Bannister démolit ici les mythes voulant que l’île ait été isolée et soumise à une justice navale despotique pendant une période s’étendant de la promulgation de la Loi sur Terre-Neuve en 1699 à l’établissement d’un gouvernement représentatif en 1832. La démarche de l’auteur débouche sur une réflexion féconde sur la nature des lois, la formation d’un État, la gouvernance et la culture politique, telles que reliées aux Terre-Neuviens et aux projets naval et colonial britanniques. Le livre présente une réinterprétation importante de l’histoire de Terre-Neuve, et l’envergure de la période étudiée (plus de 130 ans de régime colonial) est presque sans précédent dans l’édition savante récente au Canada. Il constitue aussi une tentative ambitieuse d’imbriquer Terre-Neuve dans la nouvelle historiographie du Premier Empire britannique.
Jerry Bannister exploite des dossiers judiciaires et maritimes sousutilisés, et dénoue les liens étroits et complexes unissant État et société. L’auteur bat en brèche les conclusions émises par les historiens nationalistes whig et avance que l’État terre-neuvien a su s’adapter au cours des ans aux besoins de la pêche. Il soutient que si ce système a duré plus de cent ans, c’est parce qu’il fonctionnait et qu’il servait les intérêts des différents partis. Le livre repose sur une exceptionnelle recherche menée dans les archives terre-neuviennes et britanniques, l’auteur choisissant de faire ressortir l’importance des textes juridiques en reproduisant, à la fin de chaque chapitre, des documents clés; le lecteur trouvera à la fin du texte des remarques fort utiles de l’auteur sur l’utilisation des sources manuscrites.
Tandis que les ouvrages publiés jusqu’à maintenant se sont avant tout intéressés à la loi anglaise et à l’organisation économique des pêcheries, Jerry Bannister, quant à lui, fait remarquer que la plupart des lois régissant les relations sociales à l’intérieur des pêcheries s’inspiraient des coutumes locales qui furent plus tard codifiées. Il suit avec expertise le développement de l’appareil judiciaire, depuis l’époque des « amiraux de la pêche » et les années d’administration de la Marine jusqu’à l’établissement de tribunaux de juridiction en matière civile.
Contrairement à l’interprétation traditionnelle, Jerry Bannister affirme que les « amiraux de la pêche » et les autorités de la Marine ont mis en place des systèmes administratifs efficaces, qui répondaient bien aux besoins de la communauté locale. Bannister explique que la Marine royale des rois George, loin d’être corrompue et inefficace, gérait en fait « la plus grande organisation industrielle du monde occidental ». À chaque changement de régime administratif, les nouveaux titulaires s’empressaient de condamner les réalisations de l’administration précédente. Bannister emboîte le pas à Keith Matthews en affirmant que les historiens ont été trop prompts à accepter sans esprit critique ces jugements.
Tout en suivant l’évolution des structures judiciaires, Bannister dénonce l’idée que le cas de Terre-Neuve était exceptionnel; il propose une nouvelle interprétation de la Palliser’s Act et revient avec insistance sur la question de la criminalisation du non-respect des obligations contractuelles. Cette discussion autour du paternalisme et des châtiments corporels soulèvera sans aucun doute de nombreux débats entre les chercheurs spécialistes de cette période cruciale de l’histoire de Terre-Neuve.

Le Québec
Jean-Philippe WarrenL’engagement sociologique : La tradition sociologique du Québec francophone (1886-1955). (Boréal, 2003)
Histoire mais aussi sociologie des idées, L’engagement sociologique de Jean-Philippe Warren se veut une remarquable étude portant sur un sujet ambitieux, celui du développement d’une tradition sociologique au Québec francophone, du séjour de Léon Gérin en France en 1886 au renvoi du père Georges-Henri Lévesque du décanat de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval en 1955. Écrite dans un style somptueux qui sait captiver le lecteur pourtant méfiant devant tout scolastique, l’étude de J.-P. Warren remet en cause des lieux communs sur le supposé retard de la vie intellectuelle et scientifique au Québec francophone. Elle offre une analyse détaillée et érudite des trois écoles s’étant formées avec l’institutionnalisation de la sociologie, soit l’École le playsienne, la sociologie doctrinale et la sociologie «lavalloise». Il s’en dégage une discipline moins uniforme et rachitique que le veulent les préjugés sur la modernisation de la société québécoise. Engin, les membres du jury du prix Clio 2003, section Québec, saluent la volonté constante et la mise en oeuvre réussie d’un dialogue interdisciplinaire entre la sociologie et l’histoire. Oeuvre qui marquera notablement le domaine de l’histoire intellectuelle, L’engagement sociologique de Jean-Philippe Warren contribue puissamment au questionnement sur l’objet de la science comme pratique sociale. C’est avec joie, une joie issue du plaisir de la connaissance, que les membres du jury attribuent à l’unanimité à Jean-Philippe Warren et à son étude novatrice le Prix Clio 2003, section Québec.

L’Ontario
Terry CrowleyMarriage of Minds: Isabel and Oscar Skelton Reinventing Canada. (Toronto: University of Toronto Press, Studies in Gender and History series, 2003).
Marriage of Minds constitue une importante contribution non seulement à l’histoire politique et intellectuelle, mais aussi à l’histoire des sexes au Canada. Terry Crowley réussit avec adresse à marier ces différentes disciplines pour rendre compte de la vie et de la carrière de deux éminents Ontariens. Fait inusité dans ce genre d’ouvrage, l’auteur accorde autant d’attention à l’homme (le professeur devenu mandarin) qu’à la femme (l’auteure et critique littéraire) en cherchant à définir les conceptions que chacun d’eux se faisaient de la nation et de leur propre existence. Le mari et l’épouse vivent dans la tourmente des crises constitutionnelles, des affrontements politiques quotidiens, des querelles intellectuelles et des drames de la vie familiale. En analysant le développement de l’identité nationale au tournant du XXe siècle, le livre de Terry Crowley permet de mieux concevoir l’administration politique telle que vue par des individus qui sont, certes, des intellectuels, mais aussi des personnes modelées par les pressions familiales et la conformité sexuelle. Marriage of Minds démontre de façon concluante que l’histoire sociale peut nous aider à mieux comprendre « la nation ».

Les Prairies
Raymond J. A. HuelArchbishop A.-A. Taché of St. Boniface: The ‘Good Fight’ and the Illusive Vision. (Edmonton: University of Alberta Press, 2003).
L’ouvrage de Raymond Huel, Archbishop A.-A. Taché of St. Boniface: The ‘Good Fight’ and the Illusive Vision, est la première biographie savante de ce personnage clé de l’histoire de l’Ouest canadien; les idées qu’il défendait permettent de voir sous un autre jour les événements qui ont mené à la fondation du Manitoba. Né et élevé au Québec, Alexandre-Antoine Taché fut le premier missionnaire oblat à se rendre dans l’Ouest canadien en 1845. Il fut aussi le premier de sa congrégation à être ordonné prêtre; il fut missionnaire chez les Chipewyans à l’Île-à-la-Crosse; il fut le premier évêque oblat dans le Nord-Ouest et le premier archevêque de Saint-Boniface. Il joua un rôle majeur dans les négociations d’un règlement pacifique à la Rébellion de la rivière Rouge et au moment de son décès, en 1894, on reconnaissait qu’il avait indéniablement marqué les premières années de l’histoire de la province du Manitoba. Tout au long de sa carrière, l’archevêque Taché avait souhaité créer une «province sœur» du Québec dans le Nord-Ouest canadien afin de consolider le Canada et d’en faire une nation bilingue et biculturelle. Ce projet s’avéra irréaliste, mais Taché se battit sans relâche pour défendre les intérêts français et catholiques dans la région, pour encourager l’immigration des Canadiens français et pour protéger les droits des Métis.
Dans cette biographie, Huel trace un portrait nuancé de l’archevêque Taché, qu’il présente sous différents jours : on découvre tour à tour le jeune missionnaire, l’évêque expérimenté, l’archevêque aguerri, l’homme politique passionné, le bureaucrate efficace, le fils atteint du mal du pays. L’ouvrage de Huel se distingue à plusieurs égards. Il éclaire un chapitre très peu étudié de l’histoire des premières années de l’Ouest canadien, celui qui traite des Français, des Canadiens français et des catholiques qui ont jeté les fondements institutionnels sur lesquels l’Ouest s’est bâti. Huel démythifie Taché et approfondit les sujets qui étaient chers à cet homme d’action. Le livre repose sur une recherche fouillée et est magistralement structuré, l’auteur sachant maintenir un juste équilibre entre la description de la vie de l’homme et celle de son époque. Huel décrit les points de vue de Taché sur le problème de l’amnistie de Riel et sur la question des écoles du Manitoba et du Nord-Ouest; ses observations constituent une impressionnante contribution à la recherche. Tout en peignant un portrait attachant et sensible de Taché et des milieux complexes dans lesquels il évoluait, Huel discute aussi de façon plus large des avantages et des désavantages de l’écriture biographique; d’ailleurs, tout son livre est parsemé d’analyses sérieuses des sources documentaires qu’il a consultées.

La Colombie-Britannique
Jean Barman. Sojourning Sisters: The Lives and Letters of Jessie and Annie McQueen. (Toronto: University of Toronto Press, 2003).
Dans Sojourning Sisters, Jean Barman décrit le quotidien de deux sœurs Néo-Écossaises, qui se rendirent en Colombie-Britannique à la fin des années 1880. Jessie et Annie McQueen étaient de jeunes institutrices qui pratiquèrent leur métier dans les régions intérieures de la province. Elles vécurent à différents endroits en Colombie-Britannique, mais elles gardèrent leurs liens avec les Maritimes, y retournant à l’occasion pendant de longues périodes. Le récit de Jean Barman nous plonge avec force détails dans la vie intime de ces deux femmes. Leur correspondance compte plus de 500 lettres; celle de leurs parents et de leurs frères et sœurs est encore plus importante. Ces lettres couvrent la période 1860-1930 et révèlent merveilleusement les sentiments et les aspirations des protagonistes, le rôle des filles, des sœurs et des épouses, ainsi que les conditions de travail et les activités de loisir. Le lecteur expérimente de près la vie quotidienne sur un front pionnier en Colombie-Britannique.
Le livre de Jean Barman possède deux grandes qualités. Premièrement, il est d’une lecture très agréable. Deuxièmement, Jean Barman a eu le génie d’insérer la vie de ces deux femmes dans des thèmes élargis, ceux de l’édification d’une nation et de la diffusion des préjugés religieux, culturels et raciaux d’un bout à l’autre du pays. Le lecteur voit à l’œuvre des gens ordinaires, les véritables bâtisseurs du Canada.

Le Nord
Ishmael Alunik, Eddie Kolausok & David Morrison. Across Time and Tundra: The Inuvialuit of the Western Arctic. (Vancouver: Raincoast Books, 2003).
L’historiographie du Nord canadien connaît actuellement une riche période de transformation, pleine de promesses. Pendant des générations, l’histoire de ce coin de pays a été écrite par des historiens et des antiquaires du sud du Canada. À de rares occasions, des voix du Nord se faisaient entendre, mais ces interprétations indigènes étaient encore plus rarement prises au sérieux. Cette situation est en train de changer rapidement, particulièrement dans le Nord canadien, où le revirement est impérieux et radical.
Across Time and Tundra est un essai d’écriture interculturel sur l’histoire nordique, à la fois captivant à lire et magnifiquement illustré. Les auteurs sont représentatifs de la diversité des perspectives historiques sur le Nord. Ishmael Alunik intervient à titre d’aîné inuvialuit. Eddie Kolausok est un négociateur inuvialuit des revendications territoriales, et David Morrison est historien au Musée canadien des civilisations. La collaboration entre ces trois auteurs a donné un ouvrage riche en mélange des genres : on y trouve des récits historiques, des analyses pénétrantes résultant de recherches récentes, des prises de position sur les questions concernant l’Arctique occidental contemporain, et les points de vue uniques des aînés inuvialuit.
Ce livre brille par sa compréhension et sa perception du peuple inuvialuit de l’Arctique occidental. Alors que la plupart des représentations de l’Arctique fait ressortir l’austérité et l’isolement des lieux, Across Time and Tundra met en valeur les liens profonds et constants qui unissent les gens à leur territoire; l’ouvrage, par l’intermédiaire des paroles des aînés, des photographies et des illustrations judicieusement choisies, documente les transformations complexes occasionnées par l’arrivée de nouveaux venus. Les historiens et les chercheurs ont appris, depuis plusieurs décennies, à recueillir de l’information auprès des peuples autochtones. De plus en plus cependant, comme en témoigne ce livre méritoire, les aînés indigènes, les écrivains et les chercheurs non indigènes ont trouvé le moyen de partager leurs découvertes et de collaborer à des projets qui ont pour but de remettre en question les idées reçues sur les peuples autochtones.
La Société historique du Canada a fait un choix éclairé en attribuant le prix Clio en histoire régionale (section du Nord) au livre Across Time and Tundra. Il faut féliciter les auteurs de leur excellent travail et d’avoir rendu l’histoire des Inuvialuits aussi accessible, créative et inspirée.