Récent.e.s lauréat.e.s
Les prix Clio
Le Canada atlantique
Rusty Bittermann. Rural Protest on Prince Edward Island: From British Colonization to the Escheat Movement, Toronto, University of Toronto Press, 2006.
Généralement accusée de s’en tenir à son cadre insulaire, l’historiographie de l’Île-du-Prince-Édouard vient de s’enrichir d’une récente étude qui aborde avec originalité un thème rebattu : les mouvements de contestation rurale qui ont agité la colonie prince-édouardienne de 1763 à 1842. L’interprétation inédite qu’en donne ici Rusty Bitterman jette un nouvel éclairage sur le début de la période coloniale du régime le plus agraire de l’Amérique britannique; elle replace aussi les événements dans le contexte plus large de l’Empire britannique. L’histoire insulaire se double donc d’une histoire impériale.
Un regard sur l’historiographie de l’Île-du Prince-Édouard montre que tout semble avoir été dit sur « le problème des terres » de cette île et sur sa navrante tendance à s’accrocher à un système foncier de tenure à bail de plus en plus anachronique. Par ses importantes et pénétrantes observations, Rusty Bitterman prouve au contraire que le sujet n’a pas été entièrement épuisé. Les origines historiques de l’Île-du-Prince-Édouard étaient autrefois présentées en terme de conflits entre les métayers « héroïques » et les « méchants » propriétaires, auxquels on reprochait leur absentéisme. Les historiens ont certes depuis longtemps étoffé cette interprétation simpliste, mais Rusty Bitterman parvient à la fois à nuancer et à enrichir la discussion sur le « problème des terres ». Il démontre de façon convaincante que les troubles fonciers qui ont marqué la naissance de l’Île-du-Prince-Édouard n’ont pas été uniquement et cyniquement fomentés par des élites contestataires, mais qu’ils étaient aussi alimentés par un authentique mouvement populaire de protestation. Rusty Bitterman lie ces manifestations à d’autres courants réformistes radicaux qui se sont développés ailleurs dans les îles Britanniques et en Amérique du Nord britannique. Il constate que ces mouvements n’étaient pas étrangers l’un à l’autre et qu’ils s’influençaient mutuellement; ce vaste contexte allait même déterminer la façon dont le Colonial Office percevrait le sentiment réformiste animant l’Île-du-Prince-Édouard. C’est aussi sur cette toile de fond que s’inscrit l’essor des factions de propriétaires qui cherchaient frénétiquement à protéger leurs intérêts contre les tendances égalitaristes, et dont la position est adroitement disséquée par Rusty Bitterman. Si des historiens comme J. M. Bumsted ont bien cerné le rôle essentiel et intéressé du gouvernement local dans les questions foncières prince-édouardiennes, Bitterman, quant à lui, découvre l’existence, au sein des forces politiques de l’île, d’une sorte de « troisième voie » qui aurait pris naissance au début du XIXe siècle et se situerait entre le camp des réformistes terriens et celui des propriétaires; il s’agirait d’une faction marchande, qui estimait que l’État devait pourvoir au financement de l’infrastructure pour assurer le succès de la colonisation et du développement économique.
Ouvrage fouillé et intelligemment rédigé, Rural Protest on Prince Edward Island réussit à atteindre ce paradoxe historiographique qui consiste à complexifier un sujet tout en le clarifiant. Ce faisant, il propose un nouveau cadre interprétatif qui non seulement permet de comprendre autrement les premières décennies du XIXe siècle de l’Île-du-Prince-Édouard, mais servira aussi aux chercheurs intéressés de façon plus générale au réformisme radical. Le livre de Bitterman est appelé à devenir un outil de référence incontournable dans les années à venir.
Prix honorifique
Lisa Ornstein, Director of the Acadian Archives/Archives acadienne, University of Maine at Fort Kent.
Diriger un petit centre d’archives, c’est avoir plusieurs casquettes. Lisa Ornstein en sait quelque chose, elle qui est une véritable femme-orchestre. Depuis bientôt 20 ans qu’elle s’occupe du Centre d’archives acadiennes à Fort Kent, elle a été à la fois administratrice, archiviste et pédagogue, mais aussi ethnomusicologue, musicienne, conservatrice, collectionneuse, programmatrice, rédactrice de demandes de subventions et solliciteuse de fonds. D’abord installé dans trois pièces vides d’un édifice du campus de l’Université du Maine, le Centre d’archives acadiennes a fleuri sous la direction de Lisa Ornstein et est devenu un important dépôt d’archives documentant l’expansion de la culture acadienne francophone dans le territoire de la vallée de la haute Saint John, dans le Maine. Suivant les meilleures pratiques de l’archivistique contemporaine, le Centre d’archives acadiennes accomplit son mandat principal qui est de recueillir, cataloguer et préserver le patrimoine; il s’intègre dans la vie communautaire de la région en déployant un impressionnant assortiment d’ingénieuses activités de diffusion.
Les milieux archivistiques sont chroniquement sous-financés, quand ils ne sont pas carrément sous-estimés; dans un tel contexte, le dynamisme du Centre d’archives acadiennes ne peut lui avoir été insufflé que par sa directrice, Lisa Ornstein, qui met ses multiples compétences au service de cette institution depuis 1991. Cette violoniste de concert, passionnée par la musique traditionnelle canadienne-française, a terminé une maîtrise en ethnomusicologie à l’Université Laval; elle a travaillé au Québec et s’y est produite pendant 14 ans avant d’apporter son énergie, son charisme et ses nombreux talents aux toutes jeunes Archives acadiennes, à Fort Kent. Qu’elle puisse passer si aisément du monde universitaire au milieu communautaire témoigne de ses grandes qualités personnelles et professionnelles. Un de ses répondants écrit d’ailleurs : « Très peu de personnes peuvent, dans une même journée, enseigner la musique acadienne à des enfants, recueillir de l’histoire orale auprès d’aînés, puis prendre part à des réunions publiques avec des fonctionnaires et des universitaires. » C’est cet éclectisme qui donne au Centre d’archives acadiennes toute son utilité et fait qu’il est perçu comme une ressource de grande valeur par le cercle magique des bailleurs de fonds, des usagers et des éventuels donateurs, dont l’appui est essentiel pour assurer l’avenir de n’importe quel dépôt d’archives.
Pour ajouter une corde de plus à l’arc de Lisa Ornstein, précisons qu’elle a su jeter un pont entre les chercheurs et la culture qu’ils étudient. Ce pont, bien sûr, c’est la collection et la programmation publique du Centre d’archives acadiennes à l’Université du Maine, à Fort Kent. Comme l’affirme un de ses admirateurs, Lisa Ornstein « a créé un centre d’archives à partir de presque rien du tout », et a réussi à monter une travée solide et résistante sur laquelle les échanges intellectuels circulent dans les deux sens. Remarquable patrimoine que laissera à la société cette talentueuse violoniste-administratrice d’archives.
Le Québec
Donald Fyson, Magistrates, Police, and People: Everyday Criminal Justice in Quebec and Lower Canada, 1764-1837, Toronto, Osgoode Society for Canadian Legal History/University of Toronto Press, 2006.
C’est avec plaisir que le comité accorde le prix Clio-Québec au livre de Donald Fyson, intitulé Magistrates, Police, and People: Everyday Criminal Justice in Quebec and Lower Canada, 1764-1837. Un livre qui explore la justice criminelle au quotidien au Québec et au Bas-Canada, de la Conquête britannique jusqu’aux Rébellions de 1837-1838, Magistrates, Police, and People est ambitieux et impressionne par sa maîtrise du contexte historique. Solidement ancré dans les historiographies québécoise et internationale, cet ouvrage évalue l’administration de la justice criminelle « d’en haut » ainsi que « d’en bas ». Les conclusions de l’auteur sont pénétrantes, nuancées et convaincantes et reposent sur l’analyse exhaustive et rigoureuse des archives judiciaires et des documents de l’administration coloniale. Enfin, la facture de l’ouvrage est particulièrement réussie : il s’agit d’un livre dont la forme et le fond sont soignés. Somme toute, Magistrates, Police, and People est une étude qui nous oblige à repenser la périodisation du Québec avant la Confédération et qui va faire école tellement elle est ample et rigoureuse à la fois.
L’Ontario
Kerry M. Abel, Changing Places: History, Community, and Identity in Northeastern Ontario, Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2006.
Ce livre ralliera inconditionnellement tous ceux qui accusent l’histoire sociale de s’être penchée sur des sujets de plus en plus pointus et obscurs. Kerry Abel expose ici une histoire qui se déroule sur deux siècles dans un endroit difficile mais magnifique, qui correspond à la région actuelle de Porcupine-Chute-aux-Iroquois. Les habitants de ce territoire sont venus d’horizons très différents et poursuivaient de nombreux objectifs souvent incompatibles. En fait, rien ne laissait présager qu’ils en viendraient un jour à se considérer comme des alliés et des semblables. Kerry Abel démontre pourtant qu’au cours de la première moitié du XXe siècle, la convergence du tangible et de l’imaginaire a forgé une identité régionale et un sentiment communautaire propre au nord-est de l’Ontario.
À l’aube du XXe siècle, l’économie, jusque-là basée sur le commerce de la fourrure, fut du jour au lendemain transformée par la construction ferroviaire, l’industrie minière et l’exploitation forestière. Résultantes de ce phénomène, les inégalités économiques furent à leur tour sources d’oppression et de résistance; les peuples des Premières Nations de ce coin de pays connurent de nouvelles difficultés; les antagonismes ethniques et sexuels contribuèrent aussi à tendre l’atmosphère. L’ouvrage de Kerry Abel ne se résume pas toutefois à une narration réductrice d’un conflit annoncé. Il note aussi l’existence d’éléments rassembleurs propices au développement d’une communauté : les feux de forêts, les épidémies de grippe et les autres situations de crise ont rapproché les habitants de Porcupine en les poussant à s’entraider et à réaliser des projets conjoints. Les routines du travail et de la vie quotidienne – à l’école, à l’église, dans les syndicats, dans la chorale, au conseil municipal, dans les équipes – ont servi à définir non seulement les cadres de la différence, mais aussi les catégories conceptuelles favorisant la coopération.
Toujours en tenant compte de l’interaction entre les circonstances et les personnages, Kerry Abel montre, à travers son étude de l’univers du nord-est de l’Ontario, qu’elle manie finement les questions fondamentales de la théorie sociale. Sa description colorée des lieux et son traitement magistral des grandes idées font de son livre un chef-d’œuvre. Changing Places deviendra un ouvrage de référence pour les étudiants qui s’intéressent à l’histoire de l’Ontario, et s’imposera comme un modèle à tous les historiens qui aspirent à écrire une histoire sociale émaillée de détails humains et débouchant sur des questions politiques d’envergure.
Les Prairies
David McCrady, Living with Strangers: The Nineteenth-Century Sioux and the Canadian-American Borderlands, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006.
Ce livre traite de l’histoire des frontières du territoire sioux dans les prairies de l’Ouest canadien et étatsunien, et apporte une importante contribution à l’histoire de l’Ouest et des Autochtones. Les chercheurs canadiens et étatsuniens, qui ne se sont intéressés aux Sioux que dans le cadre de récits nationaux, ont beaucoup négligé l’étude des bandes de Sioux qui vivaient dans les régions traversées par la frontière canado-étatsunienne. David McCrady comble un grand vide avec ce récit chronologique qui permet de comprendre le peuple sioux et les relations qu’il entretenait avec les autres groupes autochtones et les différents paliers de gouvernement.
Living with Strangers sort du cadre interprétatif habituellement utilisé en histoire des frontières en abordant le sujet sous deux nouveaux angles. Le récit s’articule premièrement autour d’un concept central, celui de la partition, qui permet à l’auteur de situer l’histoire des Sioux dans le contexte plus large de l’expansion coloniale et impériale au XIXe siècle. On peut se servir de la délimitation de la frontière entre l’Ouest canadien et les États-Unis pour expliquer comment deux États en construction ont intégré leurs peuples autochtones; mais David McCrady considère cette démarcation plutôt comme une partition qui a déstabilisé la société des Sioux en modifiant son destin et son identité. Par son analyse lucide et exhaustive, l’auteur démontre comment on en est venu à fondre les Sioux dans la nation étatsunienne.
La deuxième démarche méthodologique de l’auteur consiste à s’éloigner de l’étude de la rédaction et de la géographie des traités pour s’intéresser davantage aux déplacements de certains peuples, à leurs tactiques de subsistance et à leurs stratégies diplomatiques. David McCrady va au-delà de la description convenue des relations conflictuelles entre Autochtones et Blancs et se concentre sur les interactions entre les autres peuples des Premières Nations. Il observe que les échanges entre Autochtones étaient tout aussi importants au bien-être des Sioux que leurs relations avec les autorités canadiennes et étatsuniennes. Il démontre de façon convaincante que l’histoire autochtone n’a pas seulement été déterminée par le colonialisme de peuplement, mais aussi par les négociations nouées entre de nombreux groupes différents.
La Colombie-Britannique
Gerta Moray, Unsettling Encounters, Vancouver, University of British Columbia Press, 2006.
Unsettling Encounters est un ouvrage remarquable et rigoureusement documenté qui présente Emily Carr et son œuvre sur la toile de fond mouvante des relations entre les colons et les peuples des Premières Nations en Colombie-Britannique. Après avoir analysé l’œuvre de l’artiste à travers ses peintures, ses esquisses, ses carnets et de nombreuses autres sortes de manuscrits, après avoir lu les plus récents travaux sur la société coloniale de la Colombie-Britannique et en se fondant sur ses propres recherches sur le terrain, Gerta Moray peut affirmer qu’Emily Carr et son œuvre étaient bien le produit de leur temps. Gerta Moray révèle qu’Emily Carr respectait profondément les peuples des Premières Nations et la force de leur expression artistique, qu’elle comprenait leurs luttes et leurs souffrances, et qu’elle a tenté de défendre leur culture auprès de la société canado-européenne qui considérait généralement que les peuples autochtones étaient « en voie de disparition » ou « avaient besoin d’être civilisés ». Tout en inscrivant la démarche de la peintre dans la mouvance humanitaire des politiques colonisatrices, Gerta Moray présente sous un nouveau jour les points de vue des colons de la Colombie-Britannique, complexifiant ainsi notre compréhension des relations qu’ils entretenaient avec les membres des Premières Nations. Subtilité et minutie caractérisent la démonstration intellectuelle de cette nouvelle réflexion.
Au-delà de cette étude incroyablement détaillée de l’univers d’Emily Carr, Unsettling Encounters cherche à comprendre comment l’artiste a intégré dans son œuvre l’art des Premières Nations de la côte Ouest. Emily Carr était certes fortement attirée par les formes et l’imagerie artistiques des Premières Nations, mais elle ne pouvait naturellement en avoir qu’une compréhension limitée. C’est pourquoi, explique Gerta Moray, l’œuvre d’Emily Carr doit être considérée comme une production hybride qui a puisé aux formes et images autochtones pour créer ses propres expressions. Cette nouvelle interprétation de l’œuvre de Carr est exposée dans un livre magnifique, qui comporte une grande section de planches en couleurs des toiles de Carr; le texte est partout agrémenté de nombreuses photos en noir et blanc qui appuient solidement le propos de l’auteure. Dans sa conclusion, Gerta Moray se demande si l’œuvre « indienne » de Carr restera pertinente dans le contexte actuel où les peuples des Premières Nations « sont si activement engagés dans leur propre production culturelle et leur autoreprésentation ». Quoi qu’il en soit, Unsettling Encounters contribuera certainement à rappeler qu’Emily Carr, à l’instar sans doute d’autres colons de la Colombie-Britannique, a établi un rapport complexe, émouvant et porteur d’espoir avec les membres des Premières Nations et leur culture. Le comité de la Colombie-Britannique est heureux de rendre hommage à Gerta Moray pour son ouvrage Unsettling Encounters.
Le Nord
Julie Cruikshank, Do Glaciers Listen? Local Knowledge, Colonial Encounters & Social Imagination, Vancouver, University of British Columbia Press, 2005.
Do Glaciers Listen? vient couronner à point nommé la carrière de l’anthropologue Julie Cruikshank, qui a passé 30 ans à recueillir les histoires des aînés autochtones du Yukon. Cette recherche transfrontalière et transnationale a comme matière première les glaciers, leurs histoires et leurs significations, et comme cadre l’espace liminal des monts St. Elias. Elle constitue une remarquable analyse de la rencontre de deux savoirs, celui, localisé, des Tlingit et des Tutchones du Sud, et celui des Occidentaux, basé sur l’exploration et la science. Puisant à la fois dans la tradition orale et dans de nombreux ouvrages théoriques sur le colonialisme, Julie Cruikshank a scruté les récits oraux, les écrits de voyage, les études scientifiques, les chants et les sculptures, et en a tiré des preuves qui démontrent éloquemment que les rapports de l’Homme aux glaciers ont forgé sa conception du monde. D’un point de vue épistémologique, on peut dire que les peuples autochtones de cette région du Nord considéraient que les glaciers étaient doués de sensation et qu’il fallait conséquemment les respecter, tandis que pour les nouveaux arrivants euro-américains, les glaciers étaient des phénomènes quantifiables sans lien avec la culture et qui s’expliquaient scientifiquement.
Ce livre jette un éclairage nouveau sur le Petit Âge glaciaire (1550-1900) dans le nord-ouest de l’Amérique du Nord, mais plus encore, il est une pressante invitation à écouter les peuples qui ont écouté la terre pendant des siècles. Cet appel est d’autant plus pertinent que l’on cherche de plus en plus à réserver de vastes étendues de territoire pour les sites du patrimoine mondial, tendance qui, comme le suggère Cruikshank, éloigne davantage de ces régions les gens qui y ont vécu depuis des millénaires. Cette interprétation novatrice de l’histoire du Nord, qui repose sur l’examen des connaissances régionales et des rencontres coloniales, apporte une contribution importante à la recherche dans plusieurs disciplines, comme les études environnementales, l’anthropologie, les études indigènes et l’histoire.