Récent.e.s lauréat.e.s

Le prix Wallace-K.-Ferguson
Brian Cowan. The Social Life of Coffee. The Emergence of the British Coffeehouse. New Haven & London, Yale University Press, 2005.
L’historiographie des vingt dernières années a insisté sans relâche, parfois avec excès, sur les liens très étroits entre l’opinion publique et la critique éclairée du pouvoir dans l’Europe des Lumières. Notamment grâce à l’ouvrage classique de Jürgen Habermas, l’implantation du café comme nouvelle pratique et comme nouvelle institution, en Angleterre d’abord puis dans le reste de l’Europe, serait l’indice le plus éloquent d’une révolution culturelle préparant la « modernité ».
Brian Cowan ne répète pas ce lieu, désormais commun, de l’histoire culturelle du politique. Dans une brillante et élégante démonstration, l’auteur choisit plutôt de retracer les résistances et les difficultés entravant le développement de cette culture du café qui caractérise l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles. Il ne suffit pas, en effet, que le commerce eût rendu possible la consommation du café ; encore faut-il que la culture britannique fût prête à l’accueillir. L’auteur a ainsi le courage et l’intelligence de renverser la perspective historiographique traditionnelle : le café, ses usages et ses fonctions ne furent pas les causes des transformations que connut l’Angleterre, mais bien les témoins de ces changements. Curiosité, économie et société civile constituent alors les trois axes d’analyse au croisement desquels la très belle démonstration de Cowan se construit, où le café exprime – progressivement et non sans ambages – une société plus mobile, plus riche, plus « polie », en somme plus moderne. En interpellant la littérature de voyage, les correspondances, les traités médicaux, la presse et les caricatures, The Social Life of Coffee fait toujours preuve d’une rigueur et d’une méthodologie exemplaires qui ne prennent jamais l’anecdote pour argument. C’est, de fait, une véritable leçon d’histoire culturelle, fascinante et stimulante, que Brian Cowan offre à l’historiographie.
Mention honorable :
Heather J. Coleman. Russian Baptists and Spiritual Revolution 1905-1929. Bloomington and/et Indianapolis, Indiana University Press, 2005.
La montée récente du protestantisme évangélique que l’on note chez les peuples russes de l’ancienne U.R.S.S. est la dernière manifestation en date d’une longue révolution spirituelle. Au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les missionnaires étrangers (parmi lesquels des prédicateurs britanniques baptistes) et les missionnaires indigènes russes baptistes (dont un grand nombre issu du bas clergé), qui observaient les traditions mennonites et quaker, firent des convertis et furent une source d’émulation pour les simples Russes. Fondant ses assises sur la Bible et s’appuyant sur les déclarations et les témoignages personnels des croyants, le mouvement baptiste et chrétien évangélique attira plus d’adeptes que n’importe quel autre groupe religieux non orthodoxe. Il favorisait l’association volontaire et se présentait comme une organisation démocratique dont les pratiques religieuses égalitaristes proposaient une certaine égalité entre les sexes. Le régime tsariste et l’État soviétique avaient beau briser leurs promesses de faire preuve de tolérance envers les dissidents religieux, la persécution des chrétiens évangéliques pouvait s’intensifier, rien ne semblait ébranler la foi des fidèles baptistes, qui se recrutaient principalement parmi la classe ouvrière et paysanne. Ils poursuivirent malgré tout la consolidation de leur vie associationniste, qui allait à l’encontre de la vision de la société préconisée par l’État. Les Russes baptistes expérimentèrent plusieurs façons de vivre leur foi; leur nombre augmenta jusqu’à près de un demi-million au début des années 1920, et leur influence s’accrût.
Cet ouvrage d’histoire sociale, culturelle et religieuse est un modèle du genre. S’appuyant sur des sources archivistiques autrefois inaccessibles, Heather Coleman ne s’est pas seulement contentée d’analyser la vie exemplaire de ses sujets; elle a aussi expliqué leur importance dans le développement de la Russie soviétique. Lorsqu’ils mettaient en pratique leurs convictions religieuses radicales, les Russes baptistes devenaient des activistes sociaux engagés dans une forme d’extrémisme politique. En prônant « la révolution spirituelle » et en provoquant des réactions au sujet de leurs aspirations, les Russes baptistes jouèrent un rôle clé dans l’élaboration d’une nouvelle société : ils contribuèrent à créer une culture civique, à définir la sphère publique, à promouvoir la modernisation, à forger les identités russes et à formuler « une utopie partagée d’égalitarisme social et économique ».